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Le Suffren : 1784, la première ascension à Nantes

Après l’immense succès rencontré par le premier vol en montgolfière des frères Montgolfier le 21 novembre 1783, la ville de Nantes s’est rapidement intéressée au phénomène aérostatique. Elle n’a pas mis longtemps avant d’autoriser le décollage d’une charlière (un ballon à gaz hydrogène), le 14 juin 1784. Il s’agit du premier vol de ballon réalisé dans la région.

Cette expérience aérostatique est placée sous la direction de M. Lévesque, correspondant de l’Académie des sciences et professeur d’hydrographie à Nantes. Jusqu’au jour de l’ascension, peu d’informations sur la construction de l’aérostat sont divulguées, ou du moins il n’en existe aujourd’hui plus aucune trace. Seuls quelques comptes-rendus nous révèlent l’avancée des préparatifs, ainsi qu’une lettre (FF276/1) datée du 27 mai 1784, adressée aux juges royaux et au procureur du Roi du siège de police de Nantes, par le père Mouchet de l’Oratoire, le chevalier de Tussac, M. Dulau et M. Passelez.

Affiche représentant l'ascension du Suffren, dédiée à M. Coustard de Massi (BGbr939)

Affiche représentant l'ascension du Suffren, dédiée à M. Coustard de Massi (BGbr939)

Cette lettre est rédigée en vue d’obtenir l’autorisation d’effectuer l’ascension, en conformité avec les ordonnances réglementaires. Le procureur du Roi étant absent, c’est Guérin de Beaumont, alors syndic de la ville, qui leur accorde cette permission tant espérée. Dans cette même lettre, les organisateurs annoncent que l’aérostat en taffetas verni est quasiment terminé et qu’il emportera deux voyageurs. Il s’élèvera au moyen du gaz inflammable extrait de la dissolution du zinc par l’acide vitriolique.

Les organisateurs précisent également qu’ils ont réussi à trouver un endroit adéquat pour effectuer cette expérience : l’enceinte de l’hôpital des Enfants-Trouvés. Ce lieu réunit les conditions favorables pour l’envol d’un ballon, d’une part, et pour la commodité et la sécurité du public, d’autre part. Afin d’éviter tout risque d’incendie, ils exigent qu’aucun réchaud ne soit utilisé et que soit interdit l’usage du feu. Ils expriment d’ailleurs leur entière compréhension à la mise en place de nouvelles mesures de police vis-à-vis de l’ordre public, en raison de la foule considérable que cet évènement risque d’attirer. Une ordonnance de police interdit la circulation autour de l’enceinte de l’hôpital des Enfants trouvés, et des troupes armées surveillent les lieux alentours. Même le gardien de la cathédrale devait interdire à toute personne de monter en haut des tours pour suivre l’aérostation, afin de prévenir de tout danger.

Afin de ne prendre aucun risque, plusieurs essais non publics sont effectués dans le Collège des Oratoriens. Le 24 décembre 1783 est lâché un petit ballon captif, formé de deux pyramides tronquées réunies à la base, qui s’élève jusqu’à 15 m au-dessus du sol. Le père Mouchet réitère cette expérience aérostatique cinq jours plus tard, lâchant ce même petit ballon à partir du Jardin de l’Oratoire ; il survole cette fois la cathédrale avant de finir par atterrir sur le toit d’une maison, près des Petits-Murs. Après avoir enfin obtenu toutes les autorisations nécessaires pour leur projet, les organisateurs peuvent enfin tester le système de gonflement de l’enveloppe. Pour cela, un premier petit ballon est lâché le 11 juin 1784, parcourant 100 km jusqu’à la paroisse de Bouillé-Saint-Paul. Cet envoi est l’ultime test avant le vol du Suffren, prévu trois jours plus tard.

Grâce à la conservation des archives de l’époque, on connaît aujourd’hui de nombreux détails sur cette première expérience aérostatique nantaise. Intitulée Vue perspective de l’aérostat Le Suffren et des appareils employés pour l’élever et le remplir, lequel a été lancé du jardin de l’Hôpital des enfants orphelins de Nantes, le 14 juin 1784, une affiche reproduit une gravure du Suffren, accompagnée d’une description détaillée du ballon. Celle-ci nous apprend que l’enveloppe de l’aérostat est réalisée en taffetas (verni par la manufacture de toile du sieur Diot) et mesure environ 10 m de diamètre. Il s’agit de l’un des plus grands ballons de l’époque, même si son diamètre est deux fois plus petit que ce qui était prévu à l’origine. Sa nacelle, réalisée par les frères Bourmeau, a l’apparence d’une gondole richement décorée se terminant en forme de crosse aux deux extrémités. Elle est accrochée au ballon par des cordes, lesquelles sont reliées à l’enveloppe par un filet.

L'ascension du Suffren le 14 juin 1784 (II174/5)

L'ascension du Suffren le 14 juin 1784 (II174/5)

Cet aérostat transporte à son bord deux voyageurs : M. Coustard de Massy, chevalier de l’Ordre Royal et militaire de Saint-Louis, lieutenant des maréchaux de France ; et le père Mouchet de l’Oratoire, professeur de physique à l’Université de Nantes. Ces deux hommes ont aussi participé à la construction du ballon, aux côtés de M. Lévêque, le chevalier de Tussac, amateur, de M. Louvrier, apothicaire de son état, de M. Seheut, un jeune architecte, ainsi que de MM. Dulau et Passelez.

Ce fameux 14 juin 1784, tout le matériel est apporté dès le matin. L’ascension étant réalisée dans un but scientifique, les instruments destinés à effectuer ces différentes observations sont disposés dans la nacelle. Afin de maintenir le ballon au sol pendant le gonflement de son enveloppe, une estrade, avec un mât et sa bôme, est installée dans l’enceinte. Ceci permet d’offrir au ballon une meilleure résistance au vent de nord-ouest, particulièrement fort ce jour-là. Du fait de cette perturbation météorologique, l’opération de gonflement prend beaucoup plus de temps que prévu : il faut 10 heures et 30 minutes pour que l’aérostat soit rempli pour ce voyage aux deux tiers de gaz extrait du zinc par l’acide vitriolique.

Ces préparatifs constituent à eux seuls une véritable attraction, comme en témoignent les coups de canon annonçant le début du gonflement à 16 h 30 précises. Un orchestre joue tout l’après-midi pour faire patienter le public, alors que l’opération de gonflement du ballon est interrompue à la suite d’une fuite de gaz de la soupape.

Ce n’est finalement que vers 18 h 10 que les cordes sont coupées afin de libérer le ballon. Nouveau rebondissement : l’aérostat est trop lourd, il ne parvient pas à décoller ! En plus de la quantité de gaz indispensable à son envol, il est en effet chargé de vêtements chauds et de 110 kg de lest. Dans ses tentatives de décoller, il touche le sol à deux reprises et heurte même un arbre, provoquant alors la casse des instruments scientifiques présents à bord. Impossible dès lors pour les aéronautes d’effectuer les observations scientifiques prévues… Une partie du lest est finalement jetée par dessus bord, et le ballon s’envole rapidement jusqu’à 65 m de hauteur, devant les yeux d’environ 8000 Nantais. Pendant un quart d’heure, la ville toute entière peut profiter de ce majestueux spectacle, avant que l’aérostat ne disparut du champ de vison des Nantais.

Une fois au niveau des nuages, les deux aéronautes exultent : « Nous traversions un nuage fort épais…, ce nuage fut bientôt à une prodigieuse distance de nous : il paraissait toucher la Loire qui n’était alors pour nous qu’un filet d’eau. Un ciel pur et serein au-dessus de notre tête, une mer de nuages sous nos pieds, l’aspect imposant d’un horizon doré dans le lointain par les rayons du soleil couchant nous firent ensuite éprouver les plus délicieuses sensations ».

Le Suffren et ses deux passagers en train de saluer la foule (BGbr939)

Le Suffren et ses deux passagers en train de saluer la foule (BGbr939)

Mais la fin du voyage n’est pas de tout repos pour les aéronautes. Ils s’aperçoivent, près de Vallet, que leur ballon perd très rapidement de sa hauteur, il touche même à plusieurs reprises la terre. Afin de regagner les airs, ils se débarrassent des derniers éléments qui leur formaient un semblant de lest : leur porte-voix et deux bouteilles. Ils peuvent ainsi poursuivre leur voyage un peu plus longtemps et remontent environ à 1000-1200 m.

Le ballon touche finalement terre dans la paroisse de Gesté-en-Anjou, 58 minutes après le départ de Nantes. Il a ainsi parcouru une distance de 30 à 40 km, en montant jusqu’à 3000 à 3600 m. L’arrivée n’est pas sans encombres : le ballon rebondit sur le terrain avant de heurter des chênes. Plusieurs cordes sont alors cassées, ce qui obligent les deux aéronautes à sauter de la nacelle. Malgré leurs efforts, ils ne peuvent à eux deux retenir le ballon à terre. Libéré d’un poids d’environ 130 kg, l’aérostat redécolle sans ses pilotes et s’élève si rapidement dans les airs qu’il ne faut que quelques minutes pour qu’il disparaisse de leur vue. Le ballon est finalement retrouvé vers 21 h, à plus de 100 km de Nantes, dans un village du Poitou, Bressuire.

Pour célébrer ce premier envol d’un ballon à Nantes, le retour des deux aéronautes est allègrement fêté malgré l’échec de leur mission scientifique et la perte de leur aérostat. Célébrés comme les héros du jour, ils connaissent alors une célébrité et une admiration sans commune mesure, devenant même les protagonistes de multiples chansons populaires. Dans le recueil Chants populaires du comté nantais et du Bas-Poitou d’Armand Guéraud, on retrouve la retranscription de diverses chansons réalisées pour l’occasion, telles que celle écrite sur le départ du ballon, ou encore une chanson satyrique, se moquant légèrement des différentes réactions des deux aéronautes lors de leurs péripéties.

Afin de commémorer dignement cet évènement, l’architecte Héron décida de réaliser trois estampes différentes mettant en scène l’aérostat au moment de son gonflement, de son lâcher et durant son vol. La renommée de cet évènement est telle qu’il participe à la mode de l’aérostation alors en plein essor à l’époque et se retrouve sur de multiples objets décoratifs, comme des faïences ou encore des éventails.

Face au succès de cette première ascension nantaise, il est décidé de réitérer rapidement l’expérience. Un nouvel envol du Suffren a lieu le 6 septembre, afin d’effectuer les analyses météorologiques qui n’avaient pas pu être réalisées le 14 juin. À bord, M. Coustard de Massy est accompagné de Michel René Deluynes, négociant, dont le nom a été tiré au sort. Cette fois, le ballon parcourt plus de 55 km en 2 heures et 32 minutes, jusqu’à la paroisse de Fay. Malgré le peu d’informations pertinentes issues des observations météorologiques en raison d’un vent trop instable, cette ascension rencontre un succès retentissant. En témoignent les textes éloquents de la presse, aussi bien à Nantes que dans les villes voisines. Ainsi, le 6 octobre 1784, on peut lire dans Les Affiches de Rennes, un éloge en l’honneur de M. Coustard de Massy :


« Ne nous étonnons point si le ballon Suffren
A couvert les Nantais et d’honneur et de gloire :
Le héros de ce nom, cet illustre marin
Vola toujours à la victoire
»