Rapports des écoles : la Première Guerre mondiale à hauteur d'enfant
Les Archives de Nantes conservent un fonds particulier : les rapports des écoles rédigés entre 1914 et 1919, pendant la Première Guerre mondiale. Unique en son genre, ce corpus compte 215 rapports annuels remis par les 44 directeurs et directrices des écoles publiques maternelles et primaires de Nantes. Leur rédaction répond à la commande conjointe du maire de Nantes, Paul Bellamy, et de l’inspecteur primaire, Eugène Aubisse.
Largement illustrés de photographies, de dessins d’enfants et de devoirs, ces rapports constituent aujourd'hui un ensemble documentaire exceptionnel qui nous révèle le quotidien d’une ville de l’arrière.
L'ensemble des rapports ont été numérisés et sont accessibles dans le catalogue en ligne.
Vous pouvez également consulter ici les rapports école par école.
Trésor de guerre, trésor d'archives
La Première Guerre mondiale est considérée comme la première forme de guerre totale. Elle modèle, forme et déforme toutes les sociétés en guerre. Les archives nationales ou locales, militaires ou civiles, attestent cette prégnance d'un conflit qui mobilise toutes les énergies.
Cette emprise, ce contrôle social, mal connus en ce qui concerne l’école, peuvent être abordés grâce aux documents exceptionnels conservés par les Archives de Nantes : les rapports des écoles publiques de filles et de garçons pour la période 1914-1918.
« Il n’est pas possible dans un rapport d’ensemble de signaler dans le détail, l’œuvre de chaque école : aussi pour remédier à cet inconvénient et garder au vu d’études locales futures la trace précise de toutes les initiatives et de leurs résultats, j’ai demandé à chaque chef d’établissement de Nantes un travail sur la vie de son école depuis la mobilisation. Ces rapports pourraient être si vous le désirez, réunis en volume relié et déposé aux Archives municipales » (Eugène Aubisse, Inspecteur primaire à Nantes / Rapport sur l’année 1914-1915).
Des écoles mobilisées
Sur cette proposition de l’inspecteur et l’injonction du maire Paul Bellamy - "il fallut bien qu'il fut dictateur" écrira en novembre 1919 Ouest-Éclair -, les directeurs et directrices des écoles publiques nantaises rendent compte chaque année des activités pédagogiques menées dans leurs classes. Ces 215 bilans des 41 écoles primaires et des 4 écoles maternelles forment un ensemble de 2 632 pages qui constituent une source rare pour appréhender l'insertion de l'école dans le cadre de la mobilisation générale de la France.
Une précaution de méthode s'impose d'emblée pour le lecteur d'aujourd'hui. Les instituteurs et institutrices, répondant à une injonction venant d'une autorité qui se considère comme garante de l'Union sacrée et qui se fait le chantre du patriotisme, limitent sans doute leurs éventuelles réserves à l'égard d'une pédagogie de guerre, souhaitée par le ministre lui-même et fortement soutenue par le pouvoir local.
Si la situation de communication rend nécessaire le maintien d'une distance critique, la précision des rapports, et surtout les pièces justificatives jointes, confèrent à ces écrits un intérêt particulier. Sujets de devoirs, photographies des salles de classe, images et affiches sur les murs montrent que la guerre est au centre de l'enseignement. La dictée est l'occasion de découvrir un texte glorifiant les soldats. La rédaction vise à rendre hommage aux alliés de la France ou à célébrer un héros de la guerre. La leçon d'histoire permet de rappeler que la France est le pays des droits de l'homme défendus par les soldats de l'an II dont les Poilus sont les successeurs. Les travaux manuels servent à exprimer la solidarité avec les combattants du front, pères, frères, oncles des élèves : les plus petits déchirent la charpie qui peut devenir pansement, les plus grands confectionnent des coussins, préparent des colis. Même le calcul épouse son temps : la distance de tir des canons remplace les robinets dans l'énoncé des problèmes !
La guerre entre dans la classe et les enfants en sont les témoins. À l'école, transformée en caserne au début du conflit, ils écoutent les récits des permissionnaires, observent les objets rapportés du front, lisent les lettres des soldats. Mais écoliers et écolières nantais sont aussi des acteurs de la guerre par leur fonction de passeurs. Ils assurent le lien entre les familles, souvent privées du père, et la parole officielle qui justifie les sacrifices. Ils sont largement utilisés lors des journées des œuvres patriotiques pour inciter la population à "verser son or pour la France"; ils apprennent à leur mère les bons gestes pour économiser l'énergie et les vivres si nécessaires au front. La Grande Guerre est ainsi, dans une manière de paradoxe, l’occasion d'une ouverture de l'école sur le monde. Elle semble même inciter à l'innovation pédagogique, comme si l'urgence et la clarté des finalités, la justification d'un combat imposé à la République par l'Allemagne, libéraient l'imagination didactique.
Mais ce monde qui entre dans la classe est le monde de la mort. Les écoliers rencontrent soldats blessés ou invalides dans les hôpitaux, fleurissent les tombes du carré militaire au cimetière de la Bouteillerie. Des photographies, montrant un amoncellement de cadavres sur le front d'Orient, sont affichées sur les murs d'une classe. Quelques très rares rapports donnent à penser que certains enseignants ont pu glisser de l'expression du sentiment national vers un nationalisme plus agressif et potentiellement mortifère. Dès 1915, les autorités académiques suggèrent une limitation du recours systématique aux supports pédagogiques qu'offre la guerre en cours. L'activité de dessin, très largement présente dans les registres à partir de 1917, montre certes l'omniprésence de la guerre dans les références des enfants, mais moins la violence du front que les changements qu'elle entraîne à l'arrière.
La guerre en 147 dessins
Pour justifier leur travail de l'année, les directeurs des écoles ont illustré leurs rapports de dessins réalisés par leurs élèves. Cette initiative permet aujourd'hui aux Archives de Nantes de montrer 147 dessins exécutés de 1914 à 1918 par des élèves de 3 à 15 ans. Sous cette forme, l'expérience nantaise paraît unique. Est-ce le hasard de la conservation ou le produit d'une situation locale ? Le musée de l'Éducation de Rouen détient bien des cahiers d'écoliers normands et parisiens, mais ils ne constituent pas un équivalent du corpus nantais ; celui de Montmartre possède 1 146 dessins, répertoriés mais non inventoriés. Cette singularité nantaise pourrait trouver une de ses explications dans la concurrence entre l'école catholique et l'école publique. Pour ses enseignants, la promotion de l’école publique est liée à celle de la République dont Nantes est une avant-garde, "un îlot de modernité dans un océan d'Ancien Régime" selon la formule du politologue André Siegfried en 1913. Cette conquête de l'opinion passe aussi par l'affirmation de la nation, dont le patriotisme peut être un attribut. En octobre 1914, elle rencontre la volonté politique du protestant laïc Paul Bellamy, qui réclame auprès du préfet la réouverture des écoles occupées par l'armée afin que les enfants puissent "y recevoir les grandes leçons de patriotisme que les événements commandent à leur donner".
Les élèves nantais ont tracé quelques traits de crayon ou de plume en marge d'un devoir ou appliqué avec minutie de la gouache sur la feuille entière. Les maîtres ont sans doute gardé pour les rapports les meilleures productions de leurs élèves, comme le suggèrent ceux qui sont destinés à l'exposition "De l'école à la guerre" organisée par la Ligue de l'enseignement à Paris en mai 1917. La part de l'intervention du maître dans la réalisation est très variable, la directivité est moins grande pour les élèves les plus jeunes dont l'expression est sans doute plus spontanée.
Qu'ils soient mise en images de la parole du maître ou traduction des représentations des élèves, les dessins des écoliers nantais fournissent une matière d'œuvre pour les historiens de la Grande Guerre au centre d'un renouvellement et de très vifs débats historiographiques. Certains pourront trouver dans ces documents une illustration de la "culture de guerre" et du "consentement patriotique" qui expliqueraient la résistance de la nation pendant 4 ans. D'autres y verront au contraire la preuve de la contrainte des esprits, de la propagande par l'école. Tous reconnaîtront le poids de cette expérience scolaire de la guerre pour la construction de la mémoire d'une génération.
Le lecteur de Nantes, ou d'ailleurs, trouvera dans ce trésor d'archives des clefs pour comprendre comment une ville loin du front est au cœur de la guerre. Les dessins des enfants lui feront aussi approcher cette grande mutation des représentations, des images, qu'est la Première Guerre mondiale : l'étonnement devant les mères ou les sœurs devenues factrice des Postes ou receveuse de tramway, la fascination pour les Américains.
Le citoyen, enfin, trouvera peut-être matière à réfléchir sur le rôle de l'État dans l'éducation des enfants en temps de guerre. L'ancrage républicain de la France a évité des dérives massives. Pour d'autres États européens, la guerre de 1914-1918, guerre totale, annonce le totalitarisme dont l'école est un des outils.
Article de Didier Guyvarc'h, historien