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Document du mois – « Je suis le véritable ami de la République française », les lettres de Toussaint Louverture à un marin nantais
Dans le cadre du « Temps des mémoires » coordonné par la Fondation pour la mémoire de l’esclavage, les Archives de Nantes mettent en lumière la correspondance échangée entre 1795 et 1796 par Toussaint Louverture, figure de la révolution haïtienne, et Joseph-Augustin Desagenaux, commandant nantais de la frégate La Vénus qui stationne alors dans l'île de Saint-Domingue. Ces lettres font partie du fonds Desagenaux (104Z), entré en collection par don. Alors que cette année 2025 marque le bicentenaire de l’ordonnance de Charles X qui établit la double-dette d’Haïti, ces lettres permettent d’évoquer différents moments de l’histoire de Saint-Domingue qui ont mené à l'indépendance d'Haïti en 1804.
Un système esclavagiste ébranlé par la Révolution française
Ces lettres de Toussaint Louverture ne peuvent être comprises sans les resituer dans l’histoire coloniale et dans le contexte de la Révolution française. Située dans les Antilles, Saint-Domingue est une colonie française qui occupe la partie occidentale de l’île d’Hispaniola (ou île d’Haïti), tandis que l’autre moitié est sous domination espagnole. Surnommée la « perle des Antilles », elle est, au 18e siècle, le premier producteur mondial de sucre. C’est d’ailleurs la principale destination des navires qui quittent le port de Nantes pour faire du commerce de droiture ou du trafic de captifs africains.
Mais la Révolution française bouscule la société coloniale existante. Craignant l’interdiction de la traite atlantique et l’abolition de l’esclavage, les propriétaires d’habitations coloniales, les négociants et les armateurs, qu’ils soient en métropole ou en Amérique, se rapprochent pour défendre leurs intérêts auprès de l’Assemblée constituante. À Saint-Domingue, la Révolution accroît les tensions entre les différents groupes sociaux. En cette fin du 18e siècle, la colonie compte quelques dizaines de milliers de colons pour environ 450 000 personnes esclavisées et quelques milliers de personnes de couleur libres. Toussaint Louverture fait partie de cette dernière catégorie : né dans l’esclavage en 1743 à Saint-Domingue, il est affranchi en 1776.
La révolution haïtienne et la première abolition de l’esclavage
La colonie de Saint-Domingue est rapidement prise dans les secousses de la Révolution française. Dès 1790, des affrontements éclatent : entre les colons royalistes et les colons indépendantistes, entre les colons et les autorités révolutionnaires, entre les colons et les libres de couleur qui réclament la reconnaissance de leur citoyenneté. Après des mois de tensions, le 22 août 1791, l’insurrection des esclaves de Bois-Caïman marque véritablement le début de la révolution haïtienne. Dans toute l’île, les personnes esclavisées se soulèvent et sont rejointes par les libres de couleur. C’est le début d’une période troublée, accentuée par la guerre que se livrent les puissances européennes et qui se propage dans les Antilles. L’Espagne et l’Angleterre, en conflit avec les autorités révolutionnaires à la suite de l’exécution de Louis XVI, cherchent à déstabiliser la colonie. Alors que la France persiste dans son refus d’abolir l’esclavage, certains chefs de file de l’insurrection haïtienne font le choix de rejoindre les Espagnols, à l’instar de Toussaint Louverture.
Dans le but de rallier les Noirs à la cause révolutionnaire, Léger-Félicité Sonthonax, le commissaire civil de la République envoyé à Saint-Domingue en 1792 pour y rétablir l’autorité de la France, s’engage à accorder la liberté aux esclaves s’ils rejoignent les rangs républicains. Il tient promesse en proclamant l’abolition de l’esclavage à Saint-Domingue le 29 août 1793. Le 4 février 1794, à Paris, la Convention nationale approuve par décret la décision de Sonthonax et l’étend à l’ensemble des colonies françaises (même si, dans les faits, cette abolition ne sera que partiellement appliquée). Cette nouvelle est apportée à Saint-Domingue par la corvette La Musette, commandée par Joseph-Augustin Desagenaux, qui arrive au port du Cap-Français (actuel Cap-Haïtien) le 16 février 1794. Toussaint Louverture rejoint alors le camp de la République française. C’est d’ailleurs à cette même époque que Toussaint Louverture et Joseph-Augustin Desagenaux font connaissance pour la première fois.
Une « députation » de Toussaint Louverture à bord de la frégate La Vénus
En juillet 1795, l’Espagne signe un traité de paix avec la France : la partie orientale de l’île d’Hispaniola, jusqu’à présent occupée par les Espagnols, est cédée aux Français en échange du retrait des troupes françaises des territoires conquis dans la péninsule ibérique. C’est avec cette nouvelle que le commandant Desagenaux débarque dans le port du Cap-Français en octobre 1795, à bord de la frégate La Vénus.
Mais les Britanniques continuent de soutenir les colons de Saint-Domingue contre les autorités républicaines. Alors qu’elle veut reprendre la mer pour rentrer en métropole, La Vénus est menacée par les navires anglais. Elle est donc contrainte de prolonger son séjour à Saint-Domingue. Le départ de La Vénus pour la métropole est pourtant attendu par Toussaint Louverture, qui est alors général de brigade et commandant en chef du Cordon de l’Ouest. La lettre qu’il écrit le 24 décembre 1795 à Desagenaux en témoigne : elle a pour but de lui « recommander au nom de Dieu et de l’humanité d’avoir égard à ma députation ».
Cette « députation », ce sont trois hommes, Viart, Lacroix et Caze, chargés par Toussaint Louverture de le représenter auprès de la Convention nationale. Dans ses Études sur l’histoire d’Haïti (1853-1865), l’historien Alexis Beaubrun Ardouin précise : « T. Louverture fit prêter serment par écrit à ses trois envoyés, de bien remplir leur mission, de faire connaître sa valeur, ses travaux, ses conquêtes, son amour pour l’agriculture, etc. Ce serment fut prêté le 7 décembre, ils se rendirent au Cap » pour embarquer sur la frégate commandée par Desagenaux.
D’un révolutionnaire à l’autre
Alors que La Vénus est retenue dans les ports de Saint-Domingue, Toussaint Louverture et Joseph-Augustin Desagenaux s’écrivent à plusieurs reprises. Trois lettres du général haïtien sont conservées dans le fonds Desagenaux aux Archives de Nantes (104Z8). Elles sont respectivement datées du 24 décembre 1795, du 18 février 1796 et 26 février 1796. Un brouillon de la main de Desagenaux est également conservé, en date du 19 février 1796.
Cette correspondance donne à voir une certaine proximité entre les deux hommes, qui semblent s’apprécier. Toussaint Louverture exprime ainsi plusieurs fois ses regrets de ne pas avoir pu venir saluer Desagenaux avant son départ pour la France. Il lui transmet également le bon souvenir des officiers de son armée que le marin nantais avait rencontré lors de son précédent séjour à Saint-Domingue.
Les deux hommes se rejoignent également par leurs idées. Dans sa lettre du 19 février, Desagenaux écrit : « Tous les vrais amis de la liberté générale compte sur vous, brave Toussaint, pour faire rentrer dans l’ordre les cultivateurs égarés par les malveillants coalisés avec les Anglais pour opérer la contre-révolution et rétablir l’esclavage […] Les bons patriotes, à votre exemple, se réuniront autour de l’arbre sacré de la liberté ». Toussaint Louverture lui répond le 26 février, en déclarant être « le véritable ami de la République française ». Il insiste sur « la reconnaissance que nous devons à la Convention nationale qui nous a comblé de ses bienfaits en confirmant la liberté générale, malgré tous les efforts des ennemis de la liberté des noirs ».
Fort de ses succès militaires contre les Britanniques, Toussaint Louverture est nommé général de Saint-Domingue en 1801. Il s’émancipe de l’autorité de la métropole et élabore une constitution qui fait de Saint-Domingue un État autonome. Mais ceci déplaît à Napoléon Bonaparte qui y envoie l’armée pour reprendre le contrôle de la colonie. Toussaint Louverture est capturé en 1802, et la même année Bonaparte rétablit l’esclavage. Emprisonné au fort de Joux dans le Doubs, le révolutionnaire haïtien y décède en 1803. À Saint-Domingue, le combat continue et les insurgés finissent par vaincre les troupes napoléoniennes. Le 1er janvier 1804, l’île devient la première république noire indépendante du monde et prend le nom d’Haïti.
Pour en savoir plus
Le sujet vous intéresse ? Consultez le site du mémorial de l’abolition de l’esclavage et celui du musée d’histoire de Nantes – château des ducs de Bretagne pour en apprendre plus sur l’histoire de l’esclavage et sur la place de Nantes dans la traite atlantique.
Pour en savoir plus sur Toussaint Louverture, lisez sa biographie sur le site de la Fondation pour la mémoire de l’esclavage.
#Patrimoines déchaînés
Cet article s’inscrit dans la mobilisation #Patrimoines déchaînés, organisée par la Fondation pour la mémoire de l’esclavage pendant le « Temps des mémoires ». L’objectif de cette campagne numérique est de révéler les patrimoines en lien avec l’esclavage gérés par les institutions culturelles et patrimoniales. De par l’histoire de Nantes comme port de commerce colonial et de traite atlantique, les Archives de Nantes conservent dans leurs fonds de nombreux documents sur les liens entretenus entre la ville et la colonie de Saint-Domingue.