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La démarche Histoire et mémoires des quartiers : de la collecte à la valorisation

Depuis plus de trente ans, de nombreuses actions patrimoniales, sociales ou artistiques liées au thème de la mémoire accompagnent les mutations rurales, industrielles et urbaines. Portées par les institutions, ces actions s’inscrivent dans le champ du développement culturel et social des territoires. Cependant, les initiatives de sauvegarde et de transmission de la mémoire ne sont plus l’apanage des seules institutions patrimoniales. Des individus et des associations sont désormais à l’origine de tels projets.

Ainsi, à Nantes, depuis une trentaine d’années, des citoyens se chargent de transmettre l’histoire et la mémoire de leur quartier. Ces démarches de réappropriation de l’histoire et de construction d’une mémoire locale bénéficient néanmoins d’un soutien de plus en plus grandissant des institutions. C’est dans ce contexte qu’en 1999, la Ville de Nantes a créé au sein des Archives municipales un service Histoire et mémoires des quartiers.

Afin de mettre en place et de développer ce service, un poste pérenne a été alloué à l'établissement qui, de ce fait, est devenu un acteur pionnier à l'échelle nationale dans l'accompagnement des projets mémoriels de proximité. La pérennisation de ce service a en effet permis une forte implication des Archives municipales dans le développement de projets privilégiant le qualitatif au quantitatif… Ainsi, depuis 2009, cette démarche citoyenne est, en partie, valorisée à travers la publication d'ouvrages dans la collection « Quartiers, à vos mémoires ».

Une démarche aux enjeux multiples inscrite dans une politique publique

La mission Histoire et mémoires des quartiers a été mise en place dans le cadre du volet culturel de la politique de territorialisation lancée par la Ville de Nantes à partir de 1996. Sa mise en œuvre s’est traduite par le découpage de la ville en onze quartiers et par l’installation des instances de démocratie participative animées par des équipes de quartiers et composées d’associations et d’habitants.

La politique culturelle de proximité définie dans le cadre de cette territorialisation s'est caractérisée par le développement de l’offre dans les quartiers et par une logique participative. Partant du postulat que la valorisation de l’histoire et de la mémoire locale est génératrice de lien social, la thématique mémorielle a donc fait partie intégrante de cette politique et les Archives municipales ont reçu la responsabilité de son développement.

À ces deux politiques publiques s’ajoutait un contexte de mutation urbaine et sociale. Au début des années 2000, ces transformations se caractérisaient par d’importants programmes de rénovation des quartiers concernés par la Politique de la Ville (le Breil-Malville, le Grand Projet de Ville Malakoff-Pré-Gauchet, le Vallon Dervallières-Chézine, etc.), complétées ensuite par une politique de densification urbaine appliquée à l'ensemble des quartiers afin de permettre l'accueil de nouveaux habitants. Ces évolutions ont généré une forte demande mémorielle de la part des habitants et des associations.

Demande motivée par une volonté de garder une trace symbolique de ce qui a disparu ou de ce qui est sur le point de disparaître (notamment dans les quartiers d’habitat social soumis aux démolitions d’immeubles), de rappeler les grandes étapes de l'évolution urbaine et sociale des territoires ou d'en faire un support d'actions citoyennes autour de la préservation et de la valorisation de certaines traces patrimoniales (il s’agit alors d’accompagner l’évolution d’un territoire en respectant les témoignages du passé).

Le service Histoire et mémoires des quartiers a donc pour vocation d’accompagner les projets émergeant des quartiers afin de répondre à la double nécessité de transmission des acteurs du passé et d’appropriation commune du patrimoine d’un territoire. Connaissance et compréhension de son cadre de vie, médiation, transmission intergénérationnelle et reconnaissance collective d'expériences et de savoirs oubliés ou méconnus sont les principaux enjeux dont relève cette démarche.

Une démarche à la croisée des méthodes de l'éducation populaire et des exigences d'une institution patrimoniale

Afin de rendre lisible et visible ces projets culturels collaboratifs, les Archives de Nantes ont créé une collection éditoriale intitulée « Quartiers, à vos mémoires ». Un travail conduit entre 2009 et 2016 avec l'équipe de quartier et un groupe d'habitants du quartier Dervallières-Zola a permis la publication de quatre ouvrages. Un cinquième tome est paru en 2021, sur le quartier des Ponts.

La conception de cette collection relève d'une pratique d'éducation populaire et d'une médiation culturelle propre à une institution patrimoniale. Il s'agit en effet d'accompagner un groupe de citoyens dans leurs recherches sur le passé de leur quartier. Accompagner signifie faire avec et non pour. Faire avec implique également de considérer le récit oral d'expériences comme source de savoirs sur le passé. La méthode mise en œuvre pour la conception de ces ouvrages est donc la co-construction d’un récit collectif du passé d’un quartier et de ses habitants qui s’appuie sur des sources et des traces multiples : paysage et traces matérielles, archives écrites et iconographiques, témoignages.

Ce récit collectif tente d’articuler l’histoire des lieux avec la mémoire des habitants à travers un travail sur les documents conservés aux Archives et les témoignages recueillis. Il ne s’agit donc pas d’une monographie complète qui expliquerait l’évolution d’un territoire et de sa population des origines à nos jours mais plutôt d’un travail qui met en valeur l’histoire des lieux et des activités significatifs de la vie sociale du quartier.

L'accompagnement du service Histoire et mémoires des quartiers se caractérise par l’apport d’outils méthodologiques permettant aux porteurs de projets de constituer de façon honnête un socle de connaissances sur l’histoire de leur quartier et de collecter des témoignages.

Le choix des lieux et des activités s'appuie sur une recherche bibliographique mais aussi sur un repérage in situ qui permet de repérer les traces matérielles. Un travail de recherche documentaire est ensuite mené afin d’en comprendre l’évolution : plans, photographies, délibérations du conseil municipal, presse, dossiers de voirie et de bâtiments municipaux, permis de construire et cadastre sont les principales sources consultées.

Une fois ces recherches opérées, vient le temps de la collecte des témoignages. Le choix des témoins s'effectue en fonction des lieux et des thèmes abordés et s'appuie sur le réseau de connaissances des acteurs du projet.

À travers ce recueil de récits d'expériences qui portent sur une période comprise entre les années 1930 et les années 1980, il s’agit de saisir des pratiques urbaines, des usages apportant un éclairage sur les conditions de vie et sur la vie sociale du quartier.

Le recueil se fait sur la base d’un questionnaire qui permet de saisir un parcours personnel dans le quartier et un point de vue sur sa vie collective. Le témoin, qui peut être un commerçant, un ouvrier, un patron, un dirigeant associatif ou un habitant de longue date, transmet une expérience, une pratique sociale, culturelle, un parcours familial, professionnel ou militant. Les témoignages sont ensuite transcrits et analysés. Seuls des extraits (plus ou moins longs) sont publiés mais l’intégralité du témoignage est conservée dans un but patrimonial de même que les nombreuses photographies prêtées et numérisées au cours de la collecte.

Choix des lieux et des thématiques, recherches documentaires, collecte de témoignages forment les trois étapes permettant de constituer un corpus auquel il faut ensuite donner sens et forme. Opération la plus délicate puisque c'est l'étape du récit final qui va être rendu public et qui engage la qualité de la démarche. Au sein du groupe, chacun doit pouvoir trouver sa place en fonction de ses appétences et de ses savoir-faire. Certains sont plus à l'aise avec la collecte de témoignages (et sa transcription), d'autres avec la recherche documentaire mais au final la rédaction des notices historiques repose sur deux personnes à l'aise avec l'écriture (la médiatrice des Archives et un journaliste à la retraite). Le travail sur les récits, le choix et l'articulation des extraits sont effectués par la professionnelle avant d'être soumis à une relecture collective et ajustés en fonction des retours du groupe. Faire avec implique donc d'encourager l'autonomie des participants dans leur quête mais aussi de recourir aux compétences de professionnels dans certaines étapes de la démarche.

Chaque sortie d’ouvrage a été le théâtre d’une mise en voix des souvenirs recueillis à travers une balade reprenant le parcours proposé dans le livre. Des apprentis comédiens du Conservatoire de Nantes se sont prêtés au jeu d’une lecture des témoignages évoquant la mémoire du lieu à chaque point d’arrêt. Ces parcours-lectures donnent à voir l’intérêt que les anciens et les nouveaux habitants portent à l’histoire et à la mémoire de leur cadre de vie et permettent de saisir la portée collective d’un récit individuel par les résonances suscitées chez les spectateurs.

Valoriser les mémoires populaires

En permettant d’accéder à l’expérience propre du sujet, les témoignages racontent une pluralité d’expériences et livrent un point de vue singulier sur une expérience collective. Il s’agit de lire des pratiques sociales et culturelles en s’appuyant sur les mémoires individuelles. Aborder le passé d’un quartier à partir des lieux et des activités caractérisant sa vie sociale permet de recueillir des récits de vie multiples. Ainsi, les ouvrages publiés à ce jour traitent des thématiques variées : la vie quotidienne dans les grands ensembles, l’habitat ouvrier de l’entre-deux-guerres, le maraîchage, les activités industrielles telles que les conserveries, l’activité portuaire, les commerces de proximité, les établissements scolaires, le sport, etc., mais aussi des événements historiques telle que la Seconde Guerre mondiale.

Ces thématiques permettent d’évoquer des parcours ordinaires. Le travail documentaire effectué aux Archives resitue ces vies modestes dans un contexte plus large, celui de l’histoire de la ville. S’appuyer sur les souvenirs des habitants donne non seulement un espace de parole à ceux qui n’ont pas l’occasion de l’avoir mais aussi une place dans la construction du récit collectif du passé local.

Cette approche opère un travail de reconnaissance publique et institutionnelle des témoins puisqu’il s’agit de considérer des expériences individuelles comme patrimoine à transmettre. Transmission effectuée par la publication de leurs témoignages mais aussi par leur conservation dans une institution patrimoniale dont la vocation est de conserver les traces du passé afin de les transmettre aux générations futures. Dans cette perspective, le témoignage devient archive, patrimoine qui fonde un lien intergénérationnel.

Néanmoins, recourir aux témoignages nécessite d'être au clair quant au statut de cette source. Aborder cette question, c'est bien sûr aborder celle de la complexité du rapport entre l'histoire et la mémoire. L’histoire établit des faits à partir de l’analyse et de la critique de la source écrite tandis que le témoignage est une parole provoquée, subjective et suscitée après les faits évoqués qui implique un tri fait par le témoin. Nous sommes dans le registre de la représentation du passé qui peut, parfois, être idéalisé.

En ce sens, la démarche « Quartiers, à vos mémoires » n'est pas une démarche d'Histoire orale où chaque témoignage serait vérifié et critiqué. Il s'agit bien d'éclairer certains aspects du passé à partir de l'expérience individuelle et de transmettre un capital mémoriel. C'est le registre de la mémoire qui est convoqué ici mais il n'en reste pas moins vrai que ces témoignages sont resitués dans un contexte historique, établi à partir des sources documentaires conservées aux Archives, afin de leur donner une portée plus dense et de les ancrer dans un récit collectif.

Les expériences du service Histoire et mémoires des quartiers ont révélé la pertinence d’un partenariat entre un groupe de citoyens et une institution patrimoniale. Ce travail collaboratif s'appuie en effet sur un cercle vertueux de partage des connaissances : les Archives peuvent s'appuyer sur la connaissance fine des habitants de leur quartier ainsi que sur leur réseau de relations pour rencontrer des témoins. Témoins qui à leur tour nous transmettent un savoir vécu et qui n'hésitent pas à partager leur patrimoine photographique. Le groupe, quant à lui, découvre une institution patrimoniale et se l'approprie grâce aux ateliers de recherche et de collecte qui leur sont proposés. L'implication des habitants dans la production de connaissances sur leur cadre de vie leur permet de se l'approprier, de le transmettre à leur tour et d’être acteurs de la vie de leur quartier. Le socle produit peut alors être utilisé dans le cadre d’ateliers citoyens traitant du devenir du quartier ou de visites de quartier. Ce type de démarche permet donc de conjuguer un enjeu culturel avec un enjeu citoyen.

L’accompagnement proposé par les Archives de Nantes crée du projet collectif, de l'échange et du partage de savoirs mais aussi du plaisir, sans quoi cette démarche de longue haleine aurait bien des difficultés à aboutir…